Video Art and Collective Memory Merve Kaptan

Video Art and Collective Memory in Turkey

Merve Kaptan


Turkey’s thriving art scene reflects the growing interest in the international contemporary art market in countries outside the Western world. Istanbul has become a major hub of cultural exchange between the Eastern Mediterranean region, the Caucasus, and the Middle East. Video art is a popular art form in Turkey, and its popularity has been growing in recent years. The aim of this article is to present and study contemporary video practices since the 2000s in Turkey through the representation of time and collective memory. The article presents the four video artists who have structured the video art scene in Turkey: Ali Kazma, Halil Altındere, Erkan Özgen and Seza Paker. The selected videos present autobiographical memories or references to collective memory to explore how time is represented in video art.


La scène artistique florissante de la Turquie témoigne de l’intérêt croissant du marché international de l’art contemporain pour les pays extérieurs au monde occidental. Istanbul en particulier est devenue une plaque tournante majeure des échanges culturels entre la région de la Méditerranée orientale, le Caucase et le Moyen-Orient. L’art vidéo est une forme d’art populaire en Turquie, et sa popularité ne cesse de croître au cours des dernières années. L’objectif de cet article est de présenter et d’étudier les pratiques vidéographiques contemporaines depuis les années 2000, en Turquie, à travers la représentation du temps et de la mémoire collective. L’article présente les quatre vidéastes qui ont structuré la scène de l’art vidéo en Turquie : Ali Kazma, Halil Altındere, Erkan Özgen et Seza Paker. Les vidéos choisies présentent les souvenirs autobiographiques ou des références à la mémoire collective afin d’explorer la façon dont le temps est représenté dans l’art vidéo.


Introduction

La scène artistique en pleine expansion en Turquie traduit l’élargissement du marché international de l’art contemporain aux pays souvent considérés comme périphériques. En particulier, la ville d’Istanbul est devenue une véritable plate-forme d’échange culturel entre les Balkans, le Caucase et le Moyen-Orient avec le reste du monde. Avec ses foires internationales, ses biennales, ses expositions et ses nombreux musées, la scène artistique est en train de vivre un fleurissement jamais vu auparavant. Selon Fanny Roustan, l’accumulation du dynamisme intellectuel et l’infrastructure économique à İstanbul mais aussi en dehors des grandes villes à partir des années 1990 constituent l’une des raisons de ce boom1.

L’instauration d’un régime libéral et l’immigration avec les années 1990, des petites villes ou encore des zones rurales vers les grandes villes, alimentent également l’expansion des politiques néo-conservatrices. Ainsi, en 2002, avec l’accession au pouvoir du parti islamoconservateur AKP (le parti de la justice et du développement) qui soutient sans réserve la mondialisation économique et culturelle, Istanbul acquiert un statut de métropole régionale2. Cette immigration, en grande partie composée des musulmans et des kurdes vers les grandes villes apporte également une transformation sociopolitique qui pourrait englober toutes les différences et les oppositions dans la société et la ville, par conséquent dans l’espace public. Cette multiplication sociopolitique nécessite un développement urbain rapide et la promotion de l’image de la ville pour se faire entendre parmi les compétitions commerciales et touristiques. Donc, d’un côté, la culture ‘avec un grand C’ ouvre ses artères populaires avec la construction de nouvelles salles de concert, de cinéma et des galeries d’art. D’un autre côté, la naissance d’une nouvelle classe dominante conservatrice altère ses propres valeurs culturelles pour s’adapter à la globalisation culturelle et à son marché.

Par conséquent, vers les années 2000 on assiste à une augmentation du nombre de galeries d’art et des musées tels que Borusan Sanat, Proje 4L-Elgiz Musée d’Art Contemporain, İstanbul Modern, Garanti Platform, Musée Pera, Musée Sabancı, Kasa Galeri, Siemens Sanat, Santral İstanbul ainsi que des commissaires d’exposition comme Ali Akay, Erden Kosova, Başak Şenova, Levent Çalıkoğlu. Ainsi, le secteur s’ouvre considérablement sur le monde alors que 20 ans auparavant les œuvres des artistes turcs n’étaient achetées que par une petite partie des collectionneurs du pays. Avec l’émergence des questions nouvelles et la formation des perspectives différentes, les moyens d’expressions se multiplient conformément à l’esprit des années 2000. En particulier, les nouveaux médias sont devenus un territoire pour les artistes à investir. Alors l’art vidéo, comme le médium le plus accessible des nouveaux médias, constitue l’un des territoires les plus importants de l’art contemporain en Turquie, dès le milieu des années 1990 mais surtout à partir des années 2010.

Dans mon article, je me penche sur les pratiques vidéographiques contemporaines, à savoir depuis les années 2000, en Turquie, à travers la représentation du temps et de la mémoire collective. Le rapport entre les images vidéographiques et sa technique de construction m’a conduit à la notion du temps parce que tout simplement la technique pour produire ces images construit des temporalités, des durées, des rythmes dans et à travers les images. Par cette corrélation temporelle, on entend deux idées complémentaires : La première est la construction d’une temporalité synthétique par les paramètres techniques spécifiques qui dégagent des formes esthétiques propres à la vidéo. Par cette question, j’ai cherché à voir quels gestes esthétiques les vidéastes ont utilisé/mis en œuvre pour créer chez le spectateur l’expérience de la temporalité à travers les images.

La deuxième se définit autour du questionnement critique de la mémoire. Selon la définition d’Aby Warburg3 la mémoire collective est une collection d’excitations qui se forme dans les archives mentales suivant des lois qui sont formées à partir d’une nouvelle manière de comprendre les images par le biais de leur juxtaposition. Dans le cas des images vidéographiques, une manière de créer la juxtaposition passe par créer des temporalités qui relient les images. Par conséquent, j’ai évalué ces qualités temporelles pour déchiffrer les traces que les images vidéographiques peuvent laisser dans la mémoire collective de la Turquie.

Quand on suit ces deux idées complémentaires découlant de la corrélation temporelle, ma recherche se trouve face aux deux problématiques qui se complètent : l’une est de voir comment les paramètres techniques spécifiques de la vidéo construisent une temporalité synthétique. Cette question en entraîne une autre : comment cette construction participe à l’ouverture d’un questionnement sur la mémoire et de l’histoire ? Je soutiens que l’image vidéographique, en tant qu’une forme technique et conceptuelle, a son propre modèle de construction du temps qui participe également aux révisions nouvelles de la mémoire et l’histoire collective.

Mon terrain de recherche concerne les images vidéographiques produites par les vidéastes de la Turquie. En Turquie, ce n’est que vers la fin des années 1990 que les artistes ont commencé à utiliser la vidéo pour produire de l’art. Pourtant c’est à partir de 2000, avec l’amélioration des moyens de production et d’exposition que la vidéo trouve la possibilité de se répandre en Turquie. Par conséquent, mon corpus comprend les vidéos qui sont exposées à partir de l’année 2010. J’ai choisi quatre vidéastes plus connus qui offrent une idée générale pour représenter cette scène artistique en Turquie. Ils sont : Ali Kazma, Halil Altındere, Erkan Özgen et Seza Paker.

Citer les plus connus de la scène artistique après 2000 devient un travail relatif et plutôt subjectif puisque le critère de la décision comprend la notion de réputation qui ne donne pas un avis objectif ni sur la qualité des œuvres ni sur celle des artistes. Alors dans ma méthodologie de choix, j’ai avancé en suivant trois critères :

En suivant cette méthodologie, j’ai obtenu une quinzaine de noms de vidéastes. Puisque le sujet principal de ma recherche est la représentation du temps, il était également important que ces vidéastes, d’une manière ou d’une autre, aient leur propre technique pour communiquer le temps dans leurs vidéos. Par conséquent, il fallait diminuer le nombre des artistes en faveur de cette étude. Dans ce cas-là, j’ai choisi quatre vidéastes qui permettent davantage d’offrir une analyse concernant le temps.

Comme ma problématique concerne la représentation du temps, j’ai choisi les vidéos dans lesquelles nous trouvons soit les propres mémoires de l’artiste comme son enfance, un moment important ou intéressant dans sa vie, soit une référence à la mémoire collective à travers l’histoire, une transmission de tradition, un problème socio-politique ou encore une relation avec les espaces publics. En premier lieu, j’ai fait une description à la fois du contenu et de la structure des vidéos. En deuxième lieu, j’ai cherché à définir la forme des représentations du temps afin de faire ressortir le temps comme durée, comme présent éternel ou comme vitesse à partir des gestes esthétiques tels que la répétition et le mixage. Enfin, en troisième lieu, je me suis interrogée sur la question de la mémoire à travers les motifs de l’incarnation et de la confrontation avec le memento mori tout en cherchant à voir comment chaque œuvre a contribué à la construction de la mémoire collective à travers la scène artistique en Turquie.

Quelques remarques sur la scène artistique en Turquie

Nilgün Tutal4 explique qu’avec l’accession de l’AKP au pouvoir, afin de séduire de nouvelles clientèles vers la Turquie et Istanbul, les politiques promotionnelles ont changé vers “la recherche d’une plus grande part de marché dans le domaine du tourisme culturel.” Par conséquent, vers les années 2000 on assiste à une augmentation du nombre des galeries d’art et des musées tels que Borusan Sanat, Proje 4L-Elgiz Musée d’Art Contemporain, İstanbul Modern, Garanti Platform, Musée Pera, Musée Sabancı, Kasa Galeri, Siemens Sanat, Santral İstanbul ainsi que des commissaires d’exposition Ali Akay, Erden Kosova, Başak Şenova, Levent Çalıkoğlu. Ainsi, le secteur s’ouvre considérablement sur le monde alors que 20 ans auparavant les œuvres des artistes turcs n’étaient achetées que par une petite partie des collectionneurs du pays.

Murat Pirevneli, galeriste, souligne que la crise économique qui a eu lieu en 2001 était un avantage pour le développement de l’art contemporain parce que le marché d’art établi ne valait plus comme auparavant et cela a fait place à une nouvelle forme d’art :

Avec la crise […] les objets d’art qui valaient quelques milliers de dollars, tout d’un coup, sont devenus sans valeur. C’était le tournant pour l’art actuel. Frais et sans valeur dans le marché. La majorité des institutions présentes telles que Istanbul Modern, Projet 4L, Aksanat avec leur nouveau programme et des galeries appartenant à d’autres banques ont tous vu le jour après cette date. Bien que les l’augmentation dans le nombre des galeries n’était pas particulièrement sensible, l’art contemporain est vraiment devenu un secteur5.

Cependant, İlker Birkan6 souligne que le classement d’Istanbul en capitale culturelle de l’Europe en 2010 est l’une des raisons de cet intérêt artistique qui en même temps attire les investissements vers Istanbul et surtout vers l’aspect culturel de cette ville. Il explique qu’il ne faut pas ignorer la relation entre l’augmentation du nombre des touristes en Turquie et le nombre de visites au musée.

La conséquence d’une telle richesse culturelle se montre également dans la scène artistique d’aujourd’hui à travers les sujets abordés par les artistes qui se rassemblent autour des questions d’identité (y compris genre, ethnique, culturelle, urbaine et l’altérité), la critique des médias et de l’État, la globalisation, l’urbanisation et la déterritorialisation. Avec l’émergence des questions nouvelles et la formation des perspectives différentes, les moyens d’expressions se multiplient conformément à l’esprit des années 2000. En particulier, les nouveaux médias sont devenus un territoire pour les artistes à investir. Alors l’art vidéo, comme le médium le plus accessible des nouveaux médias, constitue l’un des territoires les plus importants de l’art contemporain en Turquie, dès le milieu des années 1990 mais surtout dans les années 2000.

L’histoire de l’art vidéo en Turquie

Le sociologue/curateur Ali Akay7 défend que la vidéo en tant que médium artistique trouve sa place dans le marché d’art d’Istanbul dans les années 2000. Bien que les expositions, biennales et foires nationales ou internationales dans la deuxième moitié des années 1990 participent à l’intégration de ce médium dans le monde de l’art, la production et la diffusion des œuvres vidéographiques ont augmenté, surtout parmi les jeunes artistes, dans les années 2000. Il se peut que cette expansion ait plusieurs raisons. Je me suis penchée sur l’aspect économique de ce développement parce que tout simplement l’élargissement du marché international de l’art contemporain et le développement de l’art vidéo en Turquie ont pris place dans les années 2000, grâce à l’amélioration des moyens de production et d’exposition.

La définition de l’art contemporain en Turquie a pris une voie différente après les années 2000. Avant cette date, la vidéo, l’installation et les œuvres qui concernent l’espace tenaient une place plus expérimentale ou alternative pour les spectateurs qui avaient la seule possibilité de les rencontrer lors des biennales. En plus, on ne leur attribuait pas une valeur de marché car le nombre de galeries n’était pas si élevé8.

Pourtant être visible et être intégré dans le marché de l’art sont deux choses différentes. Alors que dans les années 1990, grâce aux biennales et les expositions organisées par quelques commissaires d’exposition, l’art vidéo devenait visible dans l’histoire de l’art en Turquie, le fait de son intégration au marché aurait lieu dans les années 2000. Même si toujours avant-garde dans les années 1990, les recherches sur la vidéo au sein de GİSAM METU à Ankara et les efforts des activistes de vidéo (comme Karahaber, Videa et Xurban) sont des exemples qui nous montrent que les artistes avaient déjà commencé à produire à Ankara.

C’est aussi l’idée qu’Ege Berensel soutient9 : dans les années 1990, Ankara et surtout GISEM était le centre de la production artistique sur la vidéo bien que son intégration dans le marché d’art ait eu lieu à Istanbul, après 2000. Pourtant la pratique artistique était tout à fait différente de ce que nous entendons aujourd’hui par la pratique vidéographique en Turquie. Les artistes d’Ankara avaient leur propre langage artistique qui n’a pas trouvé de voie ailleurs. Cette pratique suivait la ligne de l’artiste Ursula Biemann au sens que les adeptes produisaient des images vidéographiques plutôt avec une approche documentaire. Cette approche documentaire est différente de ce que fait penser l’art vidéo au monde de l’art aujourd’hui. Ce qui est dominant aujourd’hui comme travail artistique dans le cadre des images vidéographiques n’est pas de la même famille que les recherches documentaires des années 1990 à Ankara. En plus cette pratique dominante avec laquelle la vidéo est intégrée dans le marché de l’art en Turquie dans les années 2000, n’est pas non plus créée seulement par les artistes stambouliotes mais Diyarbakır, en tant qu’un centre assez important, jouait un grand rôle dans la production artistique des images vidéographiques.

Parallèlement à cette perspective, Melis Tezkan10 défend l’idée que la vidéo se fait légitime en répondant aux besoins d’artistes avec sa facilité de transport pour la production et son caractère semi-professionnel financièrement accessible. C’est l’une des raisons que dans une ville comme Diyarbakır, du sud-est de la Turquie avec une population de majorité kurde, les artistes choisissent la vidéo pour répondre aux problématiques sociales et politiques de leur communauté locale. Dans ce sens-là, Tezkan souligne que les artistes contemporains portent un intérêt beaucoup plus intense que la génération précédente pour les micro-cultures, les communautés et les problématiques sociales. Cela a été entraîné par “la difficulté d’être politisé ailleurs que dans le milieu relativement libre de l’art” et “la diversification des origines locales des artistes, amplifiée par le développement de la politique culturelle11.”

C’est vers les années 2000 que les salles d’expositions ont commencé à s’équiper des vidéoprojecteurs pour la diffusion des pièces vidéographiques. Également, Beral Madra, critique et curatrice, situe également cette période comme le point de départ de l’expansion des pratiques vidéographiques en Turquie.. Elle écrit : “Les ateliers concernant la vidéo et les projections des images vidéographiques que l’on a organisés en 1995 dans le centre de l’art contemporain BM12 avec la participation de Angela Melitopoulos (une ancienne étudiante de Nam June Paik) et Clause Blume, un vidéaste allemand, ont ouvert la voie pour l’expansion de l’art vidéo dans les années 200013.”

Les thèmes communs dans l’art vidéo en Turquie

Interrogé sur la question des thèmes et approches communs chez les artistes de la Turquie, le commissaire d’exposition René Block répond que l’art contemporain en Turquie ne suit pas une direction spécifique ou un style comme le futurisme, Zéro ou Fluxus qui étaient manifestés par l’avant-garde occidentale mais que les artistes sont en recherche de leur individualité.14 Par contre, il soutient que ce qui est commun est leur utilisation des nouveaux médias comme la photographie, la vidéo et les installations, ce qui est en fait une caractéristique globale de l’art contemporain.

Cet argument suggère que l’art contemporain privilégie des technologies réactives, capables de capturer et de diffuser rapidement, telles que la vidéo et la photographie. Les perspectives politiques dissidentes sont plus faciles à documenter et à communiquer à travers ces médiums. Comme on le voit chez les artistes qui produisent après les années 2000 en utilisant la vidéo, et qui se penchent de plus en plus sur la résistance ou la capitulation. En prenant en compte la situation socio-politique en Turquie après les années 2000, on peut peut-être soutenir que la présence d’un gouvernement religieux suivant l’intérêt du marché capitaliste a poussé les artistes vers la résistance ou la capitulation en y ajoutant l’humour du désespoir. Cet aspect commun est assez visible, par exemple, à travers les œuvres des artistes comme Halil Altındere et Erkan Özgen. On peut même en conclure que les artistes travaillent comme les documentaristes ou sociologues en produisant leurs vidéos et qu’ils composent ou écrivent une histoire visuelle critiquant ou satirisant l’histoire officielle.

Les artistes tentent d’apporter une lumière sur les problèmes politiques, économiques et sociaux de la Turquie, à des échelles majeures et mineures tout en posant la question de l’individu avec des perspectives existentialistes. Pourtant, il ne faut pas en conclure que les artistes de la génération précédente ne partageaient pas une attitude pareille. Les contenus similaires étaient également produits dans les années 1980 et 1990. Ce qui a changé est la technique utilisée : dans le passé récent, ce contenu était accompagné par d’autres médiums alors que dans l’art après les années 2000, la technique utilise ce qui est rapidement saisissable et facile à déplacer, comme le médium vidéo

La représentation du temps et de la mémoire collective à travers Ali Kazma, Halil Altındere, Erkan Özgen et Seza Paker

Afin d’avoir une idée générale sur les vidéastes de la scène artistique en Turquie, le corpus de cet article contient les vidéastes majeurs qui font partie de cette scène depuis le début des années 2000.

Ali Kazma

Le premier vidéaste dont il faut parler est certainement Ömer Ali Kazma. Il est connu à l’échelle internationale avec sa présence à la Biennale d’Havane en 2006 et de Lyon en 2007, à la Biennale de Sao Paulo en 2012 et celle de Vénice en 2013. Il a exposé trois fois à la Biennale d’Istanbul (2001, 2007, 2011) avec ces œuvres traitant généralement de la relation que l’homme entretient avec le travail manuel.

À travers la plupart de ses vidéos, Kazma traite la possibilité de notre existence dans le temps à travers la production et la temporalité de l’espace. Capturant les espaces de production ou de maintien comme des usines, des ateliers de danse ou de céramique, une salle de chirurgie, un abattoir ; l’artiste met l’accent sur l’effort existentialiste de l’homme face à cette deuxième loi de thermodynamique. Sa vidéo intitulée Le Maître-horloger (2006) de 15 minutes appartenant à la série Obstructions, prend comme sujet un maître-horloger du palais Dolmabahçe. Le vieil homme démonte, nettoie, répare et remonte de mémoire une horloge du XIXème siècle. Ses mains sont en gros plan et, la plupart du temps, on les regarde travailler sur l’horloge. On voit son vieux visage, son œil plissé portant un monocle en gros plan. Parfois on jette un coup d’œil dans l’atelier dans lequel les murs sont couverts avec diverses horloges et montres anciennes. Dans la salle d’exposition, il est difficile d’entendre le son. Enregistrés en prise directe, les sons d’atelier – en fait seulement les bruits de l’horloge- constituent la seule source sonore du film. D’ailleurs dans les vidéos de Kazma il y a souvent l’ambiance sonore de l’espace au lieu de musique ou des conversations.

Le mode principal de représentation de l’artiste est le mode plastique. En d’autres termes, dans son champ de pratiques vidéographiques, la vidéaste est loin de faire usage du mode narratif et fictionnel. Plutôt, il choisit de construire le sens dans les images par le biais de la répétition. Mais il faut y faire attention. Par la répétition, on n’entend pas simplement les mêmes images qui se répètent l’une après l’autre mais un outil théorique dont on se sert pour exprimer un motif spécifique dans le temps. Dans ses vidéos, cet outil théorique est la répétition des images des mains par différentes perspectives et cadres mais toujours en gros plan. Les activités quotidiennes liées au travail, les habitudes ou bien les gestes appris sont aussi d’autres images que l’artiste préfère filmer. Dans une interview, il s’explique :

Dans toutes mes œuvres, je suis très intéressé par le point de communication entre l’homme et le monde. Comment un homme touche le monde, et bien sûr, comment le monde lui répond. À cette interaction circulaire que je dirige ma caméra la plupart du temps. L’homme touche le monde par ses mains. Je suis fasciné par ce merveilleux organe/outil et c’est pourquoi on les voit souvent dans mes vidéos15.

Ainsi, Ali Kazma filme patiemment l’intelligence de la main, documente l’espace qui s’insère entre les gestes de la main et le temps. Le spectateur, en regardant les mouvements répétitifs des mains, se met à contempler directement le temps au lieu de chercher un sens dans le mouvement. Dans cette répétition, le temps se rend visible.

Par le biais des répétitions et des retours d’images, il réalise un travail sur la direction des regards du spectateur. On dirait que les œuvres d’Ali Kazma rendent le temps visible.

Par le biais de cette répétition, la sensation de la durée disparaît : ce que l’on regarde semble avoir ni passé ni avenir. C’est une continuation infinie des gestes de la main qui lie le passé et l’avenir dans un présent éternel. C’est ainsi que ce travail nous renvoie à l’idée de l’éternité. Le geste existentialiste de l’homme qui produit, repère, maintient sans cesse fait allusion au mythe de Sisyphe. Il nous fait penser à la relation entre le temps et l’existence humaine et d’un autre côté, au combat contre l’entropie en créant un temps virtuel propre à la vidéo dans lequel l’ordre est gardé par le biais de la répétition.

Quand Barthes comparait le cinéma et la photographe dans La Chambre claire, il s’expliquait ainsi la raison pour laquelle il préfère le cinéma : le spectateur du cinéma est toujours pressé. Il n’a pas du temps pour s’arrêter en face de l’écran, penser sur ce qui se passe et y ajouter quelque chose de ses expériences. Il ne peut pas fermer ses yeux parce que quand il les ouvre, il voit d’autres images. Contrairement à cet argument, on peut donner comme exemple la dernière scène de 400 coups de Truffaut dans laquelle on regarde pour un bon bout de temps le visage figé d’Antoine. Truffaut savait créer du temps pour le spectateur pressé du cinéma. De la même manière, les images vidéographiques de Kazma, même si elles sont mobiles, par le biais de la répétition crée la possibilité de faire l’expérience d’un présent éternel.

Dans une deuxième perspective, on dirait que la répétition des images communique également le sentiment du rythme. Par le rythme on entend la vitesse et la structure de la succession des plans, ou parfois, encore plus vaguement, la structure temporelle d’un plan un peu long. Dans le cinéma, le contenu des images joue un rôle trop important pour qu’on puisse trop facilement calculer et déterminer les rythmes. Dans le cas de la vidéo, c’est plutôt la durée des plans qui nous transfère le sentiment du rythme. Le rythme du Maître-horloger, par exemple, nous renvoie aussi à l’idée du temps en tant qu’un présent éternel par les gros plans qui se répètent à peu près dans la même durée.

La répétition des gestes comme dans la vidéo de Kazma peut être interprétée comme une manière de combattre l’impuissance du corps face au temps. L’artiste documente les formes impressionnantes de résistance et de la production du corps humain face au temps. Il le confirme également ainsi :

Je vois des choses disparaître qui me semblaient être de bonnes choses pour l’être humain ; c’est une honte de les perdre. Je veux les garder en sécurité même si ce n’est qu’à travers mes images. Je ne veux pas les oublier.16

Cette citation nous renvoie à sa relation avec le concept de mémoire. Dans Image et mémoire, Agamben écrit :

Les solutions stylistiques et formelles, adoptées chaque fois par les artistes, se présentent comme des décisions éthiques définissant la position des individus et d’une époque par rapport à l’héritage du passé, et l’interprétation du problème devient, par la même, un diagnostic de l’homme luttant pour guérir ses contradictions et pour trouver entre l’ancien et le nouveau, sa propre demeure vitale.17

Dans ce sens, les œuvres de Kazma nous montrent la propre demeure vitale de l’homme sous la forme de la production et la transmission du savoir-faire. Kazma documente l’existence des capacités de production individuelle, de compétence technique, voire d’impressionnantes formes du travail humain contre l’entropie. En plus, Le Maître-horloger est peut-être le meilleur exemple parmi ses vidéos pour démontrer comment le temps est conservé dans les lieux et les choses que l’artiste enregistre avec sa caméra. Il ne serait pas erroné de soutenir que cette vidéo constitue un des meilleurs exemples artistiques pour mieux comprendre l’idée de rétentions tertiaires du philosophe Bernard Stiegler : Tout ce qui appartient au passé résiste contre le temps éphémère et existe dans les empreintes culturelles, historiques et sociales, à savoir les rétentions tertiaires. À travers un objet, nous pouvons lire l’organisation culturelle dont il est issu. Une horloge nous dit à quel monde elle appartenait. Cet homme, le maître-horloger que nous regardons avec admiration pour le travail méticuleux qu’il est en train de réaliser, restaurer cet outil qui synchronise la société. Il rétablit sa condition originale pour mesurer le temps avec une précision parfaite. Parce que l’horloge porte les empreintes de l’histoire, elle nous montre la mémoire collective issue de cette historicité : le savoir-faire technique mais aussi l’importance donnée à la maîtrise du temps.

Halil Atındere

L’artiste et l’éditeur Halil Altındere vient de Mardin, la ville au sud-est de la Turquie où cohabitent plusieurs religions et ethnies telles que les kurdes, les turcs, les arabes et les assyriens. Ses pièces reflètent l’influence de cette atmosphère multiculturelle de la région. Il expose sa première vidéo intitulée Hard&Light en 1999. Dans cette pièce, les paquets de cigarettes Marlboro deviennent un symbole pour l’attraction sexuelle au sein de l’espace public. Suivant le même symbole, il réalise en 2002 Yürüyüş (La Marche) où il crée un animal à partir du paquet Marlboro, interrogeant ainsi les valeurs du système capitaliste. Il se focalise sur des thèmes tels que les valeurs du système capitaliste, la question de transmission de la culture et de mémoire ainsi que les aspirations identitaires, libertaires et égalitaires dans notre société contemporaine.

On peut voir en détail sa vidéo Réfugié de l’espace réalisée en 2016 pour mieux comprendre sa perspective artistique :

Le 22 juillet 1987, le président de la Syrie Hafiz Al-Assad écoutait son pilote de l’armée devenu le premier astronaute de son pays, lui envoyer son profond respect et amour. Muhammed Ahmed Faris avait été choisi pour devenir un astronaute auprès de la station spatiale soviétique. Il avait passé deux ans à Moscou pour son entraînement et sept jours en orbite. À l’époque, il est devenu le héros national de millions de Syriens. En 2011, quand les protestations du printemps arabe ont commencé, Faris était général dans l’armée de l’air syrienne. Face aux réactions brutales du gouvernement syrien, il a quitté la Syrie pour manifester son désaccord, en expliquant qu’il ne pourrait pas tuer son propre peuple. Aujourd’hui, il vit dans un appartement à Kocamustafapaşa, un quartier conservateur d’Istanbul, avec cinq autres membres de sa famille.

Dans cette vidéo, à travers l’histoire de Faris, Altındere soulève des questions à propos de la guerre civile, des effets de la migration et du futur de l’humanité, en y incluant la politique et la satire. Cette œuvre sarcastique met l’accent sur le sort des réfugiés syriens dont plus de deux millions sont accueillis en Turquie. (La Turquie est le second pays d’accueil après le Liban.) Mélangeant le passé astronaute et le présent réfugié de Faris, l’artiste présente un faux documentaire sur les réfugiés syriens qui planifient d’aller sur Mars pour y commencer une civilisation de la même manière qu’ils ont fait sur la Terre il y a des siècles

Même si les vidéos d’Altındere renvoient à l’humour, elles sont basées sur une condition terriblement sérieuse. Le montage des différents plans l’un après l’autre nous montre bien l’absurdité de cette condition sévère : les séquences appartenant à la jeunesse de Faris dans lesquelles on le voit dans son costume astronaute, les images d’archives de la conquête spatiale soviétique ainsi que celles de la guerre syrienne, Faris racontant son passé et les images des trois jeunes syriens se promenant sur la surface du Mars. Le fait de voir dans un ensemble les images appartenant aux différentes périodes dans le temps restitue un autre sens que leur signification d’origine. En d’autres mots, le regroupement des images hétérogènes en vitesse et en signification crée un nouveau lien entre les différentes temporalités. Enfin, rapprocher ces différentes temporalités crée une nouvelle durée qui renvoie à l’absurde ou à une fantaisie où l’exode des réfugiés sur Mars devient une autre réalité, une autre histoire si l’Histoire avait pris un autre tournant.

Ce faisant, l’artiste incarne dans la construction mémorielle du spectateur un mode de réception différent des images et de ses conséquences. Les images empruntées ou prises par l’artiste, appartenant aux différentes époques dans le passé, deviennent une mémoire que le spectateur peut choisir de voir sous différents angles : une fantaisie de l’artiste, un faux documentaire, une dystopie ou même une utopie pour les leaders européens qui seront assez contents de se débarrasser des réfugiés en les envoyant sur Mars.

Faire un mixage des images hétérogènes est une manière d’incarner la possibilité d’une autre réalité dans la construction mémorielle du spectateur. La juxtaposition d’un sens Warburgien des images aide l’artiste à créer une autre histoire, une science-fiction absurde. À travers cette juxtaposition des images filmiques des évènements historiques (la guerre civile, le succès scientifique de l’U.R.S.S et le passé héroïque de Faris) Altındere produit une nouvelle signification culturelle : une confrontation avec la prétention et l’absurdité du discours des dominants.

Erkan Özgen

Un autre artiste contemporain kurde, Erkan Özgen, vit et travaille à Diyarbakır. Il utilise majoritairement la vidéo et la photographie dans sa production artistique comme ces deux supports sont peu chers à la production et à la diffusion. Dans ces œuvres, Özgen questionne le conditionnement de l’individu par le pouvoir, le kémalisme et le militarisme qui règnent en Turquie depuis la fondation de la république. Il met également l’accent sur la situation absurde et tragique dans laquelle se trouve le peuple kurde en Turquie. Comme son travail artistique confirme son engagement politique, il se définit en tant qu’un artiste-activiste.

Dans sa vidéo la plus caractéristique, Le Corps perdu (2005), Özgen nous montre une paire de rangers avec des jambes nues tournant le coin du mur, dribblant une balle blanche. La caméra suit les jambes à partir du niveau des genoux. Le chemin de terre est assez étroit, partiellement boueux avec des murs en pierre à deux côtés, moitié ensoleillé, moitié dans les ténèbres. Le tempo est lent, on dirait que la personne qui conduit la balle au pied est une sorte de passante baudelairienne si elle ne portait pas ces bottes militaires. Il s’agit d’un tout petit village, même abandonné, pourtant on entend les bruits lointains des enfants. L’homme, balle au pied, continue d’avancer sur le chemin qui nous semble circulaire car il est difficile de dire s’il passe par les mêmes rues ou non. Est-ce un soldat qui s’ennuie ? Le fou du village ? On n’en sait rien. Petit à petit, il commence à accélérer le pas, la tension s’élève. Nous entendons même l’haleine du joueur et attendons pour témoigner la scène de violence. Une sensation de vertige apparaît chez le spectateur avec ce nouveau tempo et de multiples montages des scènes en gros plan. On regarde une lutte de contrôle entre le jeune homme et la balle, qui de temps en temps devient difficile à regarder à cause de cette sensation de vertige. Essayant de suivre la balle, on se sent même perdu virtuellement dans ce village. A la fin, il presse la balle contre le mur et la fait éclater.

Les rangers signifient sans doute une sorte de violence physique et émotionnelle. D’une perspective, c’est un jeu de balle mais d’une autre, on sait bien qu’il s’agit d’une lutte entre le pouvoir et ce qui est soumis. Comme son titre l’indique, l’individu en tant que soldat perd son identité et devient un moyen du pouvoir pour contrôler et manipuler les peuples soumis. Le pouvoir militaire représenté par les rangers, contrôle à la fois les corps des soldats et ceux des soumis même par violence si c’est nécessaire. L’angle de la caméra, la tension élevée, les mouvements répétitifs du joueur créent une atmosphère d’inquiétude et de gêne. De la même manière qu’avec ce corps perdu dans les impasses et les rues circulaires, le spectateur finit par se sentir mal à l’aise à cause de la tension agressive de la vidéo.

Özgen fait souvent l’usage des métaphores et des symboles. Si on en fait une analyse plus détaillée, on peut constater que la relation politique et sociale entre le pouvoir et ce qui est soumis est placée ici dans un jeu de balle. Les paires de rangers signifient la tyrannie alors que la balle symbolise les corps soumis à cette force. Le visage du joueur est caché derrière un foulard, ce qui fait référence au fait que la tyrannie n’a jamais d’identité et qu’elle est impersonnelle. En fait, la seule règle du jeu est que le joueur n’ait pas d’identité, il est partout et il détermine les règles du jeu, construit le langage et dévore les corps.

La répétition comme geste esthétique tient une place importante dans cette œuvre d’Özgen. Dans un premier lieu, le mouvement circulaire du joueur dans les mêmes rues nous renvoie à un présent éternel : on sent que ce mouvement n’a ni début ni fin. Ce qui est principal est le caractère infini du temps. Alors, le sens ou la signification du mouvement perd son importance et la perception du spectateur se met en rapport avec la pensée au lieu de se concentrer sur l’action elle-même. Par conséquent, nous pouvons défendre l’idée que cette répétition circulaire souligne l’aspect l’image-temps de cette vidéo. Cet aspect se fait visible également à travers les images qui se répètent. Pendant les quatre minutes et demie la caméra ne montre que les jambes, le visage caché, les bottes du joueur et la balle. Après un moment, voir les mêmes images nous fait penser qu’il n’y aura pas de nouvelle action et que l’artiste nous offre assez de temps pour pouvoir trouver des perspectives différentes à interpréter le sens.

L’absence de l’identité du joueur signifie également que l’on ne peut pas le relier avec une histoire, une action ou un acteur. Du coup, le pouvoir qu’il représente manque les limites temporelles (comme le début et la fin) et renvoie à l’idée de l’éternité ou de l’intemporalité. Alors, on se pose la question suivante : comment cette vidéo reflète-t-elle la mémoire collective ou quelle est sa contribution aux archives de mémoire ?

L’usage de répétition comme geste vidéographique peut constituer un choix pour l’expression de memento mori et que cela nous dirige vers une lecture des vidéos dont le sujet est le corps humain. Dans cette vidéo, le corps qui contrôle la vitesse et la direction de la balle contrôle également le rythme de la vidéo et les répétitions des images. Au lieu de combattre avec le memento mori, l’artiste accentue la force invisible qui joue avec les vies des autres, qui dévore les corps. On dirait qu’il fait ressortir ou encore fait visible le pouvoir moderne qui est même en contrôle de la vie et de la mort des autres.

Donc, la réponse à notre question sur la mémoire collective est que l’artiste ajoute dans les archives de nos signes collectifs le caractère inévitable, envahissant de la force militaire ou du pouvoir politique particulièrement dans son pays, qui construit, modèle et dévore les corps de la même façon qu’une paire de rangers fait éclater une balle contre le mur.

Seza Paker

Seza Paker, artiste contemporaine, vit et travaille à İstanbul et Paris. Elle utilise divers médiums comme formes d’expressions, tels que la photographie, l’installation, le collage, le dessin et le son. A travers ses images, elle fait souvent référence à l’histoire de l’art, aux passages du temps, à la seconde guerre mondiale et aux subjectivités des perspectives. Dans ses vidéos, elle fait souvent usage des images statiques (des photos) qui gagnent de la mobilité à travers leurs relations au temps, à l’histoire et aux mémoires des spectateurs.

Sa vidéo, intitulée La Longue marche, réalisée en 1999, nous présente une série de photographies en noir et blanc, disposées les une après les autres. Ce sont des photos appartenant aux archives personnelles de l’artiste, prises par son père dans les années 1950. Les photos ont été prises lors de la fondation d’Israël, au nord du pays. Sur les photos, des animations de tulipes en couleur rouge et violet sont créées à l’aide d’un ordinateur. La musique au même titre que l’œuvre accompagne les images. C’est la pièce musicale de Max Roach et Archie Shepp, inspirée par la marche de Mao Zedong, le chef de la lutte communiste chinoise. On dirait que c’est un hommage à la batterie et aux batteurs. Le rythme de la musique et la diffusion des images sont dans une totale harmonie. Dans cette vidéo qui dure 4 minutes et demie, on voit les visages heureux et pleins d’espoir des hommes et des femmes. Ils travaillent dans un champ, construisent une maison, voyagent dans une voiture à chevaux…Tous souriaient à un avenir attendu depuis assez longtemps. Les tulipes apparaissent et disparaissent près des figures, en coordination avec la musique. Contrairement aux photos, les tulipes sont toujours mobiles. Elles s’ouvrent, tournent, se ferment, fleurissent, grandissent…. Parfois on voit des oiseaux dans le ciel, toujours en noir et blanc, accompagnés par une nouvelle forme de tulipe. Après cinq ou six photos, la vidéo se termine avec une photo de singe derrière une cage.

La longue marche, qui s’étend sur environ 12.000 kilomètres de l’Armée rouge chinoise dans les années 1934 et 1935, demeure comme le plus important symbole de victoire de la lutte communiste chinoise. Cependant, le conflit israélo-palestinien n’est pas résolu depuis des dizaines d’années et l’espoir que l’on voit clairement sur les visages des personnes sur les photos se fanent comme des tulipes.Est-ce une longue marche à parcourir encore pour les décennies à venir ? Ou ces peuples sont-ils destinés à rester prisonniers de leur sort, comme le singe dans la cage ? Au lieu d’apporter des réponses ou faire des remarques sur la situation politique contemporaine, Seza Paker nous laisse avec des questions pour une interrogation beaucoup plus profonde.

Seza Paker fusionne les images fixes et les images mouvantes, à savoir les photos et les images mobiles produites à l’ordinateur. Fusionner des différents médiums déconstruit également les formes connues afin de créer de nouvelles possibilités d’expression. Par conséquent, même si elle utilise des images figées dans un médium mouvant comme la vidéo, l’intégration des animations sur les photos rend l’image toujours dans un état de devenir. Le temps ne nous ramène pas dans le passé, même si les photos appartiennent aux années 1950.

Dans son livre sur Seza Paker, intitulé Refleksif Akışkanlıklar (Les Fluidités instinctives), Ali Akay interprète cette fusion ainsi :

L’histoire, au lieu d’être le passé ou le présent, est traînée vers un devenir et par conséquent, en s’ouvrant vers le futur par un devenir mineur du passé et du présent, Seza Paker pose des questions ouvertes. Paker, au lieu d’être dans le temps et s’adosser sur ce qui est populaire, actualise dans son art le concept intempestif, intemporel de Nietzsche, en débordant le temps sur lui-même18

Devenir mineur est expliqué par Deleuze et Guattari comme une transformation qui produit “son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi19.” On entend par l’art en état mineur, l’art qui est à l’opposé de la culture populaire/commerciale, de la standardisation. Ainsi, Paker est marginale par rapport à son temps. C’est un art qui rompt les conventions de son temps. Elle se place à l’opposé de la pensée, de l’idéologie majeure, dominante de son temps. Il s’ensuit que Seza Paker ne traite pas l’histoire comme un passé ni comme un présent où il faut en conclure les conséquences mais elle pose des questions ouvertes qui nous emmène vers le futur.

Elle nous montre les photos de l’Israël des années 1950 mais ce n’est pas pour exposer un témoignage de cette époque. Au contraire, par le biais des tulipes dans un état de devenir sans cesse, Paker nous montre le temps en tant qu’une durée qui s’ouvre vers les futures interrogations. Superposer les animations et les photos crée une multitude des couches d’images permettant de relier les temporalités avec plus de possibilités. Cette technique de mixage s’ouvre vers la production d’une nouvelle temporalité comme dans le cas de La Longue marche.

Le mixage comme geste esthétique sert à conceptualiser la vie des images par le motif de l’incarnation. L’incarnation, au sens de l’ouverture de l’image au spectateur, se fait par l’intégration du temps comme une extra dimension aux images. En gagnant une autre dimension, les photos dans La Longue marche, ne nous rapportent pas au passé qu’elles étaient prises mais elles se comportent toujours vivantes. On peut ainsi dire que les images de Seza Paker se comportent comme une mémoire vivante qui est en train de se construire, toujours dans un état de devenir.

L’artiste vient d’une famille immigrée de la Palestine à Istanbul. Cette vidéo se forme lors de sa deuxième visite en Israël en 1999, au-dessus de la mémoire des archives des photos appartenant aux années 1950. Elle laisse la politique actuelle de côté. Par conséquent, ce qu’elle ajoute à ces archives personnelles va plus loin qu’une interrogation sur l’identité, sur les rêves de socialisme ou sur l’indépendance /la domination des deux pays. Elle transforme les images génériques de l’histoire en un devenir toujours ouvert aux questionnements mineurs, qui se situent à l’opposé de banal, des normes dominantes.

Conclusion

Le geste/ la technique esthétique, comme la technique de la répétition, renvoie à une représentation du temps comme un présent éternel, tandis que la dilatation ou la contraction des durées évoque la notion de vitesse. Enfin, on avait noté que le geste du mixage représente le temps comme la durée.

Les images de memento mori sont généralement liées à la mortalité du corps qui fait surgir le sentiment d’incapacité ou d’impuissance face au temps. Par conséquent, représenter le temps par le biais de la répétition dans les images vidéographiques, comme on l’a vu chez Kazma et Özgen, nous conduit souvent aux images du corps humain via le concept de memento mori. Il s’agit à la fois de formes impressionnantes de résistance et de la production du corps humain face au temps ou encore du pouvoir moderne qui est en contrôle de la vie et de la mort des autres.

Ce premier geste esthétique est suivi par l’utilisation du celui de mixage. Dans les vidéos de Halil Atlındere et Seza Paker, le mixage est la technique choisie pour souvent regrouper les images hétérogènes. Ce regroupement rapproche les histoires séparées et les relie dans une même durée. En général, ce sont les histoires appartenant à des individus différents qui se trouvent dans une même situation difficile à surmonter, comme les réfugiés syriens dans la vidéo d’Altındere. Dans le cas de Seza Paker, les images génériques de l’histoire sont transformées en un devenir toujours ouvert aux questionnements mineurs, qui se situent à l’opposé des normes dominantes. Ainsi, une image appartenant au passé s’incarne dans le présent et même dans le futur en tant qu’une mémoire toujours vivante. Ce motif de l’incarnation est également visible dans les deux vidéos précédentes.

Par ailleurs, à travers la vidéo de Halil Altındere, une nouvelle signification culturelle de l’absurdité du discours dominant est présentée par le biais de la juxtaposition des images filmiques des divers évènements sociopolitiques.

Une piste de réflexion ultérieure serait d’ajouter d’autres gestes esthétiques/techniques à ceux de mon étude. Comme la vidéo est un art contemporain, elle est toujours dans un état de devenir et de s’actualiser. Par conséquent, il faut suivre les plus récentes productions artistiques et en déduire les divers gestes et perspectives. En plus, la technologie se développe à une vitesse très rapide tout en ouvrant de nouvelles possibilités d’enregistrement d’images.

Une deuxième piste de réflexion serait une étude qui aurait comme projet de voir comment les images vidéographiques s’intègrent dans la technologie tout en gardant son aspect de temporalité.

Notes


  1. Fanny Roustan, Les acteurs de l’art contemporain à Marseille et à İstanbul. (Mémoire de Master 2 de Management des Organisations et des Manifestations culturelles) Université Paul Cézanne Aix-Marseille III, 2009.

  2. Nilgün, Tutal, “Istanbul : un modèle de développement et de tourisme urbain tiraillé entre l’Occident et l’Orient”, Dynamiques métropolitaines et développement touristique. ed. par Boualem Kadri, Presses de l’Université du Québec, 2014.

  3. Aby Warburg, L’Atlas mnémosyne. Paris, INHA, 2012

  4. Nilgün Tutal, p.45

  5. Murat Pirevnelli, User’s Manual: Contemporary Art in Turkey, 1986-2006, p.139

  6. Ilker Birkan, « L’Autre peut cacher un Nous », Transcontinentales [En ligne], 12/13 | 2012, document 7, mis en ligne le 30 août 2012, consulté le 28 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/transcontinentales/1363.

  7. ALİ Akay A., Çalıkoğlu L., Zeytinoğlu E., “Video Art Üzerine Bir Tartışma” [Une discussion sur l’art vidéo], Sanat Dünyamız, automne 2001, n.104

  8. Ayşegül, Sönmez, “Current Art in Turkey 2000-2007 Determinations and Incidents…”, User’s Manual Contemporary Art in Turkey 1986-2006. ed. par Halil Altındere & Süreyya Evren. İstanbul, 2007.

  9. Ege Berensel, Interview personnelle. 2 Juin 2016.

  10. Melis Tezkan, Vidéo et Identité. Pratiques d’artistes au Brésil, en France et en Turquie, Paris, L’Harmattan, 2014. p.

  11. Melis Tezkan, p.47

  12. Ces expositions sont “Concrete Foresights” et “Xample”. User’s Manual Contemporary Art in Turkey 1986-2006. Ed.par Halil Altındere & Süreyya Evren. İstanbul, 2007

  13. Beral Madra. “Visual Art as a Field of Complication”,User’s Manual Contemporary Art in Turkey 1986-2006. ed. par Halil Altındere & Süreyya Evren. İstanbul, 2007.p.34

  14. René Bloc, User’s Manual 2 Contemporary Art in Turkey 1975-2015. ed. par Süreyya Evren, İstanbul, 2007.p.174

  15. Ali KAzma, “Learning How to Live” de Fırat Arpaoğlu. www.flashartonline.com,

  16. Ali Kazma, “Kazma/L’intuition de l’instant” de Clotilde Scordia. www.hapening.nedia. 29 Octobre 2017.

  17. Giorgio Agamben, Image et Mémoire. Hoebeke, 1998 p. 17

  18. Akay Ali, Seza Paker Refleksif Akışkanlıklar. Minör Yayınları 2015, p.9

  19. G. Deleuze, F. Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, Paris : Editions de minuit, 1975. p.33